17 mars
Quand je me suis endormie hier soir, je savais ce que j'allais faire aujourd'hui. La seule question était : en aurais-je la force ?
Mais lorsque je me suis réveillée, j'ai vu maman qui se levait péniblement de son matelas, comme si elle avait besoin de s'agiter pour s'occuper de nous. Et c'est ça qui m'a décidée.
Après, Matt et Jon ont émergé à leur tour, et nous avons tous fait semblant que ce 17 mars était une journée comme les autres, ni plus ni moins. Alors j'ai annoncé :
— Je vais en ville.
Ils m'ont regardée comme si j'étais complètement folle. Ils avaient sans doute raison.
— Je vais à la poste, ai-je précisé. Je veux voir s'il y a des nouvelles de papa.
— Qu'est-ce que ça peut bien faire ? a demandé Jon. Tu crois qu'il nous a envoyé à manger ?
— Je veux savoir si Lisa a eu son bébé. J'ai besoin de savoir ça. J'ai besoin de savoir que la vie continue. Je vais en ville et je verrai bien.
— Miranda, on pourrait parler ? a proposé Matt.
J'ai hoché la tête. Comme j'avais deviné que ma décision soulèverait des questions, j'aimais autant que ce soit les siennes. Nous avons laissé les autres dans la véranda pour avoir notre tête-à-tête dans le salon.
— Tu es sûre d'avoir la force de faire l'aller-retour ?
J'avais envie de dire : « Non, bien sûr que je ne l'ai pas, tu le sais aussi bien que moi, et c'est une des raisons pour lesquelles je pars. » J'avais envie de dire : « Retiens-moi, parce que si je dois mourir, je veux mourir à la maison. » J'avais envie de dire : « Comment as-tu pu me faire ça ? », comme si c'était la faute de Matt et qu'il aurait pu nous sauver. Au lieu de quoi, j'ai dit :
— Je reconnais que c'est dingue, mais j'ai vraiment besoin de savoir si Lisa a eu son bébé. J'ai l'impression que si je le sais, ce sera moins dur pour moi de mourir. Et peut-être que la poste est ouverte et qu'il y a une lettre. Combien de temps il me reste, de toute façon ? Une semaine ? Deux ? Je suis prête à sacrifier quelques jours pour avoir l'esprit en paix. Tu peux comprendre ça ?
— Si tu arrives jusque-là, est-ce que tu vas revenir ? a-t-il demandé après un long silence.
— J'espère que je le pourrai. Je préférerais être ici. Mais si je ne peux pas, tant pis.
— Et maman ?
— J'y ai pensé. En fait, je crois que c'est mieux pour elle. Si je ne reviens pas, elle peut toujours avoir l'espoir que je suis vivante. Je ne veux pas qu'elle me voie mourir et je ne sais pas si je pourrai lui survivre. C'est la meilleure chose à faire, Matt. J'y ai beaucoup réfléchi, et j'ai pris ma décision.
Matt a détourné le regard.
— Je suis désolé, a-t-il dit. Et les skis ? Jon va en avoir besoin quand on sera morts.
Nous y voilà, pas vrai ? J'allais quitter la maison pour laisser à Jonny une petite chance de survivre. Nous nous privions déjà de manger pour lui. Si je voulais vraiment lui donner cette chance, je devais accepter le fait que cette promenade me mènerait à la mort. Auquel cas, je n'avais pas besoin des skis.
— Je les laisserai quelque part. Dis à Jonny qu'ils seront derrière le chêne, il devrait les y retrouver dès que je serai partie. Mais pas un mot à maman, à moins qu'elle ne pose la question. Laisse-lui croire que je reviens, d'accord ?
— Tu n'as pas besoin de faire ça.
— Je sais, ai-je répondu, et je l'ai embrassé. Et je vous aime tous, toi, Jonny, maman, bien plus que je n'aurais cru. Maintenant, laisse-moi aller leur dire au revoir tant que j'en ai encore la force.
Maman était tellement faible que j'ignore si elle a vraiment compris ce qui se passait. Elle m'a seulement demandé de rentrer avant la nuit.
Jon avait une tête à poser mille questions, mais Matt ne lui en a pas laissé le temps. Je l'ai embrassé, ainsi que maman, et je leur ai demandé de me laisser une lumière allumée, comme si ç'avait un sens. J'ai fourré un stylo et un des cahiers dans la poche de mon manteau. Puis j'ai gagné la porte de devant, j'ai ramassé les chaussures de papa, les skis et les bâtons, et me suis avancée sur le chemin. Quand j'ai atteint le chêne, j'ai soigneusement déposé le tout à un endroit où personne ne pouvait les voir de la route. Ensuite je me suis mise à marcher vers la ville.
J'avais une envie terrible de tourner la tête vers la maison pour la regarder une dernière fois et lui faire mes adieux, mais je ne devais pas céder. Je craignais qu'en m’autorisant ce moment de faiblesse, je ne retourne à la maison en courant, et à quoi bon tout ça ? Avais-je vraiment besoin d'être en vie le jour de mon anniversaire ? Et le voulais-je vraiment, si maman mourait d'ici là ?
J'ai donc regardé droit devant moi, et je suis partie. Sur le premier kilomètre et demi, c'était assez facile, puisque Jon et moi avions tassé la neige avec nos skis. Je suis tombée une ou deux fois, là où la neige était gelée, mais j'ai réussi à me relever. Je me disais que le reste du trajet ne devrait pas être trop dur, et que j'avais quelque chance d'atteindre la ville, peut-être même de trouver une lettre de papa et de rentrer à la maison.
Ça me faisait du bien de me dire ça.
Mais les kilomètres suivants ont été atroces. Je crois que personne n'était passé par là depuis Noël. Au bout d'un moment, je me suis rendu compte que je ne pourrais plus marcher. Je me suis donc assise dans la neige et me suis poussée en avant, mi-ramant, mi-glissant. J'ai usé de toutes mes forces pour faire quelques mètres, et plus je peinais, plus j'étais tentée d'abandonner et de me laisser mourir sur place.
Mais je me suis représenté la pizzeria, et papa qui me disait qu'ils n'étaient pas au paradis. S'il y avait une lettre, je voulais le savoir. La mort pouvait bien attendre quelques heures de plus.
Arrivée à un endroit où je pouvais me redresser, je me suis sentie tellement mieux. Bien que trempée jusqu'aux os et gelée, je retrouvais, debout sur mes deux jambes, une dignité et une détermination nouvelles. Un être humain, voilà ce que j'étais, et cela me redonnait de l'énergie.
C'était effrayant, le peu de maisons dont la cheminée fumait encore. Impossible d'aller dire à leurs occupants : « Sauvez-moi, donnez-moi à manger, donnez à manger à ma famille », parce qu'ils m'auraient jetée. Nous aurions fait la même chose si quelqu'un avait frappé à notre porte.
Mais voir tant de maisons privées de vie. Parmi ces gens que j'avais connus, certains étaient partis quand c'était encore possible, les autres devaient être morts de la grippe, du froid ou de la faim.
Nous étions toujours en vie, maman, Jonny, Matt et moi. Et j'avais laissé un témoignage. Des gens sauraient que j'avais vécu. C'était ça qui comptait.
Plus j'approchais de la ville, plus il était facile de marcher. Mais plus la vie se raréfiait. C'était logique. Quand les gens habitaient près les uns des autres, ils dégageaient la neige ensemble, au moins au début. Mais ils avaient aussi moins de chances d'avoir des poêles à bois, donc plus de risques de mourir de froid. Plus ils logeaient à proximité les uns des autres, plus vite les virus les touchaient. Notre isolement nous avait sauvés, avait rallongé nos vies de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois.
Quand j'ai été assez près pour apercevoir la poste, j'ai commencé à me sentir capable de rentrer à la maison. Je savais que c'était de la folie, que la route suivait une côte, et que je n'aurais plus assez de force, une fois arrivée à l'endroit où il n'était plus possible de marcher. C'est une chose de se pousser au bas d'une pente, c'en est une autre de la remonter. Mon cœur lâcherait, et je mourrais à quelques kilomètres de la maison.
Mais ça m'était égal. J'avais réussi à gagner la ville et je n'avais rien espéré de plus. J'irais à la poste et je trouverais une lettre de papa qui me dirait que lui, Lisa et le bébé Rachel étaient en vie et en bonne santé. Après ça, peu importait que je meure et dans quelles circonstances. Jonny vivrait, Rachel aussi, et c'était la seule chose qui comptait.
Ça faisait froid dans le dos de se retrouver dans la rue principale de la ville, sans voir personne, sans entendre le moindre bruit, sans renifler la moindre odeur sinon la puanteur de la mort. J'ai vu les carcasses de chiens et de chats, de ces animaux de compagnie que leurs maîtres avaient laissés derrière eux et qui étaient morts de faim dans ce désert glacé. J'ai voulu ramasser un chien, mais le peu de chair qui cliquetait encore contre le squelette était trop gelé pour que j'arrive à l'arracher. Je l'ai rejeté dans la rue couverte de neige ; j'étais soulagée de ne pas avoir vu de cadavre humain.
Une fois, devant la poste, j'ai compris qu'elle était sans vie, elle aussi.
J'ai ressenti un tel désespoir. Il était fort probable quelle n'avait pas rouvert depuis le jour où Matt y avait travaillé pour la dernière fois. Envolés, tous les rêves qui m'avaient poussée hors de chez moi pour trouver une lettre de papa.
J'étais venue à la ville pour y mourir. Inutile de rentrer à la maison si je devais imposer mon agonie aux autres.
Je me suis effondrée par terre. À quoi bon ? Pourquoi même tenter le coup ? L'acte le plus généreux que je puisse faire était de rester là où j'étais et de me laisser gagner par le froid. Mrs Nesbitt, elle, avait su comment mourir. Ne pouvais-je apprendre cela d'elle ?
Mais à ce moment-là, j'ai entrevu quelque chose de jaune. Je me suis rappelé que le jaune était la couleur du soleil. Je n'avais plus vu le soleil depuis juillet. Ça faisait mal de le regarder en face, et ça brûlait les yeux de regarder ce nouvel éclair jaune.
Ce n'était pas le soleil. Je me suis moquée de moi d'avoir pu confondre. C'était un morceau de papier que le vent faisait tournoyer dans la rue.
Mais il était jaune. Il me le fallait.
Je me suis forcée à me lever pour attraper la feuille. Elle me narguait en virevoltant, mais j'ai été plus maligne qu'elle, et avec tout ce qui me restait de force, j'ai posé mon pied dessus et l'ai plaquée contre le trottoir. Je me suis penchée pour la ramasser et j'ai senti le monde vaciller autour de moi en me redressant trop vite. Le seul fait de l'avoir entre mes mains me rendait fébrile. Il y avait des mots. Il y avait un message. Un jour, quelque part, quelqu'un avait écrit quelque chose sur ce papier, et maintenant je voulais savoir quoi.
OUVERTURE DE L’HÔTEL DE VILLE 14 H-16 H
Il n'y avait pas de date. Pas moyen de savoir quand le mot avait été émis ni pourquoi. Mais les mots me disaient où aller. Je n'avais rien à perdre. Tous les rêves que j'avais pu avoir étaient morts avec la poste. Si l'hôtel de ville était fermé, ça ne changerait rien.
Donc je me suis mise en marche vers l'hôtel de ville. Il était à deux rues de là. J'ai regardé ma montre et j'ai vu qu'il allait fermer dans une demi-heure, à condition, bien sûr, qu'il soit ouvert.
Quand je suis arrivée, la porte n'était pas fermée à clé et je pouvais distinguer des voix.
— Bonjour ? ai-je articulé, très fière de m'être rappelé le mot.
— Entrez, a répondu un homme.
Il a ouvert la porte et m'a fait signe de le rejoindre dans son bureau.
— Salut, ai-je lancé, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Je suis Miranda Evans. Je vis sur la route du pont d'Howell.
— Fort bien. Entrez. Je suis le maire, Mr Ford, et voici Tom Danworth. Heureux de vous rencontrer.
— Moi aussi, ai-je dit, essayant de me persuader que je ne rêvais pas.
— Vous venez vous inscrire pour la nourriture ?
— Nourriture ? Je peux avoir de la nourriture ?
Ce devait être un rêve.
— Voyez ! s'est exclamé Mr Danworth. Voilà pourquoi les gens ne viennent pas. Personne n'est au courant.
— Il y a eu beaucoup de morts du côté du pont d'Howell, a répondu le maire. Aucune raison d'aller jusque là-bas. Combien êtes-vous dans votre famille, Miranda ?
— Quatre. Ma mère et mes frères ont eu la grippe mais ils ont survécu. Je peux prendre de la nourriture pour eux aussi ?
— Nous avons besoin de quelqu'un qui témoigne qu'ils sont en vie, a dit le maire. Mais tout le monde a droit à un sac de vivres par semaine. C'est ce que nous avions promis et nous tenons parole.
— Le programme a commencé il y a quatre semaines, a précisé Mr Danworth. Cette jeune dame a donc droit à quatre sacs.
Si c'était un rêve, je ne voulais pas me réveiller.
— Vous savez quoi ? a repris le maire. Attendez 16 heures, et Tom vous ramènera chez vous avec la motoneige. Vous et vos quatre sacs, c'est ça. Et il vérifiera vos propos. Si vous avez dit la vérité, lundi prochain quelqu'un viendra apporter la nourriture pour le reste de votre famille. Lundi, c'est le jour de la distribution. Ça vous convient ?
— Je n'arrive pas à y croire, ai-je balbutié. De la vraie nourriture ?
Le maire a ri.
— Eh bien, rien de gastronomique. Pas non plus le genre de choses que l'on pouvait manger chez McDonald's. Mais des boîtes de conserve et des aliments lyophilisés. Personne ne s'est plaint jusque-là.
Je ne savais pas quoi dire. J'ai marché vers lui et l'ai serré dans mes bras.
— La peau et les os, a-t-il commenté à l'intention de Mr Danworth. Il était moins une.
Nous avons attendu une quinzaine de minutes mais personne ne s'est montré. Finalement, le maire a demandé à Mr Danworth de prendre les quatre sacs de vivres dans la réserve et de les porter jusqu'à la motoneige.
J'avais très envie de farfouiller dans les sacs pour voir quel genre de merveilles ils contenaient, mais je savais que ça ne ferait que ralentir le mouvement. En plus, à quoi bon ? C'était de la nourriture. Quatre sacs. Pendant toute une semaine, nous n'aurions pas faim.
Ce qui m'avait pris trois heures est devenu une balade de vingt minutes en motoneige. J'avais l'impression de voler en voyant les maisons filer à toute allure.
Mr Danworth a arrêté son véhicule juste devant la véranda. Le bruit avait bien sûr alerté tout le monde. Ils étaient là, debout derrière la porte, au moment où je frappais.
— Parfait, je vois que vous avez dit vrai, a conclu Mr Danworth. Je compte bien trois personnes ici, et elles m'ont l'air d'avoir une faim de loup.
— Je vais vous aider à porter les sacs à l'intérieur, ai-je dit.
C'était hyper important pour moi de faire ça, d'être celle qui apportait ce qui allait nous sauver.
— D'accord. Mais laissez-moi vous donner un coup de main.
Il a fini par me prendre trois sacs sur les quatre. Puis il a donné à maman un papier à signer déclarant qu'on était quatre et qu'on avait besoin de vivres.
— Nous reviendrons lundi, a-t-il promis. Je ne peux pas vous garantir que je vous livrerai les douze sacs auxquels vous avez droit, mais nous devrions en avoir au moins sept, trois pour cette semaine et quatre pour la suivante. Après ça, vous pouvez compter sur quatre sacs par semaine, au moins jusqu'à nouvel ordre.
Maman était en larmes. Matt a réussi à serrer la main de Mr Danworth et à le remercier. Jon était trop occupé à examiner le contenu des sacs et à le brandir devant nos yeux ébahis.
— Prenez soin de vous, a dit Mr Danworth. Le pire est derrière nous. Si vous avez tenu jusque-là, vous ne risquez plus rien.
— On peut dîner ce soir ? a demandé Jon après le départ de Mr Danworth. S'il te plaît, maman, juste cette fois.
Maman a essuyé ses larmes, a pris une profonde inspiration et a souri.
— Nous mangerons ce soir, a-t-elle déclaré. Et nous mangerons demain, et dimanche.
Nous avons pris des sardines, des champignons et du riz pour le dîner. En dessert (du dessert !), nous avons eu des fruits secs.
L'électricité est revenue pour la seconde fois aujourd'hui, pendant notre repas.
C'est peut-être un paradis illusoire, mais c'est un paradis quand même.
L'électricité est revenue pendant que nous nous régalions de pois chiches, de lentilles et de carottes.
— Vite, essayons le lave-linge, a suggéré maman.
Aussitôt dit, aussitôt fait. C'était toute une affaire, car comme nous n'avons pas l'eau courante, il fallait verser de l'eau dans la machine pendant les cycles de lavage et de rinçage. Mais même ainsi, c'était tellement plus simple que de tout faire à la main ! Nous avons lavé tous nos draps, et le courant est resté pendant plus de temps qu'il n'a fallu pour les sécher.
Nous avons fêté ça en organisant un atelier shampoing. Chacun lavait les cheveux de l'autre. Maman insistait pour que nous nous lavions au gant chaque jour, mais rien de tel que d'avoir la tête propre.
Puis ce soir l'électricité est encore revenue. Pour dix minutes seulement, mais ça n'avait pas d'importance. Nous avons préparé un dîner au micro-ondes.
Un dîner au micro-ondes. Les plus beaux mots que j'aie jamais écrits.
19 mars
Malgré trois sacs de vivres encore pleins dans le garde-manger, on sent à quel point maman est inquiète concernant l'avenir. C'est comme l'électricité. Ça va, ça vient, mais on ne peut pas compter dessus.
Heureusement, nous avons assez de nourriture pour que Jon soit solide et bien portant, et cela suffit à apaiser maman.
20 mars
Mon anniversaire.
J'ai dix-sept ans, je suis en vie et nous avons de quoi manger.
Mr Danworth est venu en personne ce matin avec dix sacs de provisions.
« Nous vous en devons encore, mais ça devrait faire l'affaire, a-t-il dit. À lundi prochain pour vos quatre sacs hebdomadaires. »
Il y en avait tellement, et tout était si merveilleux. Du lait en poudre. Du jus de canneberge. Trois boîtes de thon. Je pourrais tout énumérer ici, mais peu importe. C'était de la nourriture, nous en avions pour des semaines, et ça allait continuer.
En l'honneur de mon anniversaire, maman m'a laissée décider ce que nous allions manger. J'ai trouvé une boîte de macaronis et du fromage. C'était ce qui se rapprochait le plus de la pizza.
Il y a encore tant de choses que nous ignorons. Espérons que papa, Lisa et le bébé Rachel sont toujours en vie. Mamie, aussi. Sammi et Dan, et toutes les autres personnes que nous connaissons et qui sont parties. La grippe a frappé tout le territoire des États-Unis et sans doute le monde entier. Nous avons eu de la chance d'en réchapper ; contrairement à la plupart des gens.
L'électricité va et vient, si bien que nous ne savons pas quand nous pourrons compter dessus. Nous avons encore du bois pour un bon moment, et Matt reprend des forces (il a réussi à monter dix marches aujourd'hui, et si maman ne l'avait pas retenu, il aurait monté l'escalier jusqu'en haut). Il y a plein de neige dehors, donc pour l'eau nous sommes parés. Le ciel est toujours gris, cependant, et même si la température remonte au-dessus de - 20°C depuis une semaine, atteindre le zéro est presque aussi doux qu'un baume.
Mais ce n'est pas aujourd'hui qu'il faut s'inquiéter de l'avenir. Arrivera ce qui arrivera. Aujourd'hui, c'est fête. Demain, le jour sera plus long que la nuit. Demain, je vais me réveiller, et ma mère et mes frères seront là, auprès de moi. Tous encore en vie. Tous encore là à m'aimer.
Il y a longtemps, Jonny m'avait demandé pourquoi je continuais mon journal, pour qui je l'écrivais. Je me suis souvent posé la question, en particulier dans les pires moments.
Parfois, j'ai cru que j'écrivais pour que les gens dans deux cents ans puissent voir à quoi ressemblaient nos vies. À d'autres moments, j'ai pensé que j'écrivais pour le jour où les humains auraient disparu de la Terre mais où les papillons sauraient lire.
Mais aujourd'hui que j'ai dix-sept ans, que je suis au chaud et bien nourrie, c'est pour moi que je tiens ce journal, pour plus tard, quand je ne serai plus dans la véranda, afin que je me rappelle à jamais la vie d'avant, cette vie que je vis maintenant.